Conte d'augustine 01Depuis son arrivée à Vieux-Vy-sur-Couesnon après la Grande Guerre, on l’appelait « Augustine-l’étangère ».
Elle ressemblait pourtant à toutes les femmes de la vallée du Couesnon avec la blouse noire, le tablier et les sabots de bois, mais elle avait conservé un accent allemand qui trahissait ses origines. Et puis, elle n’allait point à la messe, ni aux processions ! Elle avait travaillé comme trieuse à la mine de Brais où l’on remontait du plomb argentifère du ventre de la terre. Quand elle allait à pied au marché de Vieux-Vy, sans défaire son infatigable tablier, les rideaux des maisons s’écartaient pour regarder passer « l’étrangère ».

Une nouvelle guerre est venue et les Allemands prirent possession de la mine de Brais. En ce temps-là Augustine ne travaillait plus, et les commérages allaient bon train dans la cité minière. C’est sûrement une Allemande ou une Russe, disait-on. Peut-être une Juive. Il n’y avait que la Marie Trémeur et son petit Yann qui osaient entrer dans la maison d’Augustine.

En 1950, quelques jours avant Noël, Augustine écrivit une lettre à tous les enfants de la cité qui allaient à l’école. Au moins une vingtaine. De sa main tremblante, elle invitait les enfants du hameau à une petite fête, chez elle, le 24 décembre. En quelques heures toute la commune savait la nouvelle, jusqu’à monsieur le recteur.

La neige tombait et s’évanouissait dans la campagne noire, sans recouvrir les sentiers mouillés, au désespoir des petits. Quand vint le crépuscule, elle sortit plusieurs fois pour aller à sa buanderie chercher du bois, pour voir ses lapins, et surtout pour regarder le chemin, du côté de la mine. Viendront-il ? Le ciel, immobile et froid, donnait ses premières étoiles. Elle sortit encore, avec sa lampe tempête pour enlever quelques brindilles sur le banc de pierre, devant sa fenêtre, en regardant le chemin devenu sombre. Qui répondra à sa lettre ?

La nuit recouvrait la campagne avec ses maisons fumantes et le Couesnon silencieux tout en bas quand Marie Trémeur et son fils arrivèrent chez Augustine. Yann, habitué à la maison, frappa à la fenêtre et entra sans attendre. La maison sentait bon le feu de bois et le sapin de Noël. La vieille femme avait attaché des bougies dans l’arbre et posé de petits morceaux de coton sur les aiguilles vertes pour imiter les flocons de neige.

─ Yann, si tu es seul, ferme la porte, dit Augustine en espérant qu’il serait suivi de quelques enfants.
Sur la table éclairée par la lampe à pétrole et le feu de l’âtre il y avait des vieux livres. Yann, émerveillé, prit le plus petit : les Contes d’Andersen.─ Tu es donc le seul à avoir répondu à ma lettre. Je dois faire peur aux gens. Je voulais partager mes vieux livres avec les enfants. Je t’ai réservé le plus beau.

Yann l’ouvrit lentement comme on ouvre un coffre qui cacherait un trésor mystérieux. Il regarda sa mère et la vieille Augustine, ne sachant que dire, fasciné par son plus beau Noël. Il lut la première page pour dire sa reconnaissance. La Sainte Bible… traduite par Jean-Frédéric Ostervald. Edition de 1840
C’était la Bible dont Augustine lui avait raconté les aventures de David et de Moïse quand il venait le jeudi.
─ C’est ma grand’mère qui me l’a donnée. Ça date pas d’hier. Tu peux regarder.
L’enfant feuilletait les pages des Écritures, faisant glisser les siècles des rois et des prophètes sous ses doigts, et les senteurs du vieux papier pénétraient son âme. Des pages mille fois ouvertes sur lesquelles des mains tendres et rudes s’étaient croisées et reposées le soir après l’ouvrage.
Depuis des générations, en Alsace où j’ai grandi, nous avons prié et nous avons appris à mettre notre confiance en Dieu en lisant la Bible. Je n’ai plus de famille, alors je te confie ce trésor, comme à mon petit-fils…

Sa voix s’étranglait mais elle voulut lire une dernière fois le récit de Noël dans la Bible de ses ancêtres. Et des larmes coulaient sur ses joues ridées et tombaient sur le Saint Livre.
« … Le temps auquel elle devait accoucher arriva. Et elle mit au monde son fils premier-né, et elle l’emmaillota, et le coucha dans une crèche … »

Un matin du printemps 1951, pendant que les enfants de Vieux-Vy étaient à l’école, juste après la récréation, Augustine partit.

Conte d'augustine 02On ne la revit plus jamais, et sa petite maison de pierre resta abandonnée.
Augustine la vieille protestante alsacienne s’en était allée, laissant derrière elle sa vieille Bible, comme une lampe qui ne s’éteindra jamais dans la maison d’un mineur de Vieux-Vy.

Pasteur Jacky Leprat